Des champs aux laboratoires: où en sommes-nous avec les viandes in vitro?

Publié : 18 avril 2023

Fermier ou scientifique? À qui confieriez-vous votre production de viande?

Novembre 2022 marque la date à laquelle la “Food and Drug Administration” a autorisé pour la première fois la commercialisation du poulet cultivé aux États-Unis.

Grosso modo, ces viandes, obtenues “sans abattage”, sont produites à partir de cellules souches animales cultivées en laboratoire. Du poulet de laboratoire!? Je conçois, cela ressemble vraiment à de la science fiction, mais c’est bel et bien réel! Et les États-Unis ne sont pas les premiers à donner le feu vert.

En 2020, Singapour est devenu le premier pays au monde à approuver la commercialisation de viandes cultivées. D’ailleurs, les nuggets de poulet in vitro de la startup “Eat Just” ont déjà été servies aux clients du club privé 1880.

Parmi les premiers à découvrir cette viande insolite, on compte Mark Cudmore de l’agence de presse “Bloomberg”.

“Cela ne ressemble pas exactement au poulet”, explique-t-il dans une vidéo YouTube tout en dégustant une pépite de poulet servie sur une gaufre à l’érable. “Cela à l’air un peu plus caoutchouteux si je suis honnête, mais c’est sacrément bon.”

L’écrivaine culinaire Rachel Duffell a également pu goûter à du poulet cultivé, cette fois de chez “Good Meat”, dans un plat de riz préparé par le restaurant cantonais Madame Fan à Singapour.

“La viande de poulet cultivée, parfaitement assaisonnée avait le même goût que la poitrine de poulet ‘naturelle’, avec une texture sensiblement plus lisse et plus tendre,” a-t-elle écrit dans un article pour le magazine britannique Tatler.

Décidément, le poulet cultivé semble plaire! Mais l’idée de manger de la viande produite en laboratoire est plutôt troublante, vous ne trouvez pas ? Et d’ailleurs n’est-ce pas compliqué pour un scientifique de reproduire l’exactitude du monde naturel?

Savais-tu? Le premier burger cultivé en laboratoire a été produit en 2013 par une équipe aux Pays-Bas au prix exorbitant de 250 000€.

Comment cultiver de la viande en laboratoire

En coulisses, ce sont des scientifiques de l’alimentation, des biochimistes, des biologistes moléculaires et des chefs qui assument la tâche ardue de perfectionner la production de viandes cultivées.

Josh Tetrick est le fondateur et PDG de la société privée de San Francisco “Eat Just”. Dans une entrevue avec Bloomberg en 2021, Tetrick précise le travail de minutie nécessaire à la culture de cellules animales dans ces grands récipients appelés bioréacteurs :

“Nous identifions une cellule de poulet et des nutriments pour nourrir ces cellules, donc au lieu de manger du soja et du maïs, nous identifions des nutriments pour les cellules”, explique-t-il. “Et puis nous cultivons, nous le mettons à l’échelle dans un grand récipient en acier. Le processus ressemble un peu à la culture de la bière. À la fin du processus, vous avez de la viande de poulet ou de la viande de bœuf. Dans notre cas, c’est de la viande de poulet.”

Les cellules utilisées pour fabriquer cette viande in vitro peuvent être prélevées d’un morceau de viande fraîche, d’une banque de cellules ou encore par biopsie. Dans le cas du poulet, les cellules peuvent également provenir de la racine d’une plume.

D’après Sylvain Charlebois, directeur principal du laboratoire de sciences analytiques en agroalimentaire à l’Université Dalhousie, le processus de production n’est pas si compliqué que ça.

“Le prélèvement de cellules souches d’un poulet vivant ou d’un œuf fécondé constitue la première étape,” explique-t-il dans un article pour La Presse.

“Les cellules sont ensuite nourries dans un laboratoire, un peu comme on nourrit des animaux avec des acides aminés, des acides gras, des sucres, des oligo-éléments, des sels et des vitamines. La principale distinction entre l’alimentation d’un animal vivant et l’alimentation de cellules se retrouve dans la taille des composants alimentaires ; voilà tout. Alors que le poulet est nourri au maïs, les cellules sont nourries avec des glucides et des protéines microscopiques.

On place ensuite les produits dans un cultivateur pour reproduire un plus grand nombre de cellules. Au bout de trois semaines, le produit est prêt pour l’emballage, l’expédition, la vente et la consommation.”

Les récipients en acier doivent également être soigneusement surveillés par le personnel afin de fournir des conditions optimales pour la division cellulaire.

“La température (dans les bioréacteurs) est maintenue constante à 37 degrés, ce qui correspond essentiellement à la température de l’animal, et les cellules ne font que croître”, explique Yaakov Nahmias, fondateur de la société de biotechnologie israélienne “Future Meat”.

“Donc, vous avez juste besoin d’énergie pour maintenir les températures stables et pour mélanger continuellement et lentement les cultures, permettant aux cellules de se développer. Par ailleurs, nous n’avons pas besoin de tout cultiver. Il n’est pas nécessaire de développer le cerveau ou la peau ou le système nerveux central ou les organes internes. Nous ne faisons que créer la viande.”

D’après les dires de Tetrick, il faut environ deux semaines pour fabriquer du poulet cultivé. Cela s’avère nettement plus rapide que les méthodes traditionnelles qui nécessitent jusqu’à 45 jours pour passer du poussin à l’abattage.

Savais-tu? La viande n’est pas seul à être cultivé en laboratoire. Les fruits de mer cultivés, le lait de culture cellulaire et le café de laboratoire sont aussi en cours de développement.

Les promesses de la viande “sans abattage”

Dans une entrevue avec CNBC, Josh Tetrick revient sur son désir de sauvegarder le bien-être des animaux et de contribuer à la durabilité du système alimentaire à travers ses activités entrepreneuriales.

“J’avais moins de 3 000 dollars dans mon compte bancaire”, se souvient l’homme à l’origine du substitut végétal d’œuf ‘Just Egg‘. “Et l’idée était la suivante : nous allons créer une entreprise alimentaire qui retire l’animal, l’animal vivant , de l’équation du système alimentaire.”

Les défenseurs des viandes cultivées en laboratoire soutiennent que ces alternatives peuvent contribuer à la lutte contre le changement climatique.

Pour Richard Parr, directeur général d’un groupe à but non lucratif qui promeut les alternatives végétales et cellulaires, ce type de technologie peut non seulement aider à réduire l’utilisation des terres et des eaux, mais aussi contribuer à la lutter contre “la résistance antimicrobienne et la contamination alimentaire.”

PDG et co-fondatrice de “Shiok Meats” Dr Sandhya Sriram souligne également l’aide apportée par ces viandes de laboratoire pour “nourrir la population sans cesse croissante” tout en limitant les impacts sur l’environnement.

Sylvain Charlebois insiste aussi sur la rentabilité de ces nouvelles technologies alimentaires.

“Les maladies animales comme la grippe aviaire, qui coûte actuellement une fortune à l’industrie avicole et aux consommateurs, peuvent également être évitées,” explique-il. “Les risques deviennent beaucoup plus faciles à contenir avec une production plus aseptisée.”

Je rappelle que les viandes cultivées n’ont pas encore fait leur entrée dans les rayons de supermarchés. Or, l’entreprise Aleph Farms est déjà en partenariat avec SpaceX pour mener des expériences sur la viande cultivée dans l’espace.

“Nous savons par de nombreuses études scientifiques antérieures que la physiologie et la biologie se comportent très différemment dans un environnement de microgravité…” explique Zvika Tamari, responsable de la recherche spatiale chez Aleph Farms. “Donc, nous ne savons pas vraiment, personne ne sait, si ces processus de la culture de la prolifération de la viande peut se produire dans l’espace.”

Au cours des dernières années, les sociétés de viandes de culture ont bénéficié du soutient financier de nombreuses personnalités dont Bill Gates, Richard Branson et Leonardo Dicaprio.

Selon une étude publiée en 2022 par des chercheurs finlandais, plus de 80% des pressions environnementales pourraient être réduite via l’adoption d’alternatives à la viande et aux produits laitiers.

Une série d’obstacles et de préoccupations

Comme le dit l’adage “il y a deux faces à chaque médaille”. Alors que reproche-t-on aux viandes de laboratoire?

Et bien, contre toute attente, l’une des principales préoccupations concernant la production de viande cultivée est bel et bien celle de l’impact environnemental.

Les chercheurs John Lynch et Raymond Pierrehumbert se soucient particulièrement des émissions de dioxyde de carbone que produiront les futures installations de viandes cultivées.

“Par tonne émise, le méthane a un impact bien plus important sur le réchauffement que le dioxyde de carbone. Cependant, il ne reste dans l’atmosphère qu’environ 12 ans, alors que le dioxyde de carbone persiste et s’accumule pendant des millénaires”, souligne Pierrehumbert. “Si la viande cultivée en laboratoire est assez énergivore à produire, elle pourrait finir par être pire pour le climat que les vaches.”

Les entreprises doivent également trouver un moyen de produire ces viandes en masse et à un prix abordable, tout en maintenant les installations parfaitement stériles.

“Si vous avez mille cellules, c’est mille choses qui peuvent mal tourner”, explique le professeur Ricardo San Martin, qui dirige le laboratoire des viandes alternatives au Berkeley’s College of Engineering. “C’est le genre de choses que la Silicon Valley adore. C’est flashy et hi-tech. Mais, à grande échelle, il y a de vrais obstacles.”

Quant au journaliste d’investigation Joe Fassler, l’une des plus grandes préoccupations demeure l’utilisation de cellules immortelles pour cultiver les viandes in vitro.

“Les cellules immortelles sont un élément de base de la recherche médicale, mais elles sont, techniquement parlant, précancéreuses et peuvent être, dans certains cas, entièrement cancéreuses”, écrit Fassler dans un article de Bloomberg.

Or, selon Elliot Swartz, scientifique principal de l’association à but non lucratif “The Good Food Institute”, ce genre de raisonnement demeure plutôt problématique: “Il y a 6 caractéristiques du cancer, l’immortalité en est une,” tweet-il. “Avoir une caractéristique d’un phénotype complexe ne signifie pas c’est ce type. Vous ne pouvez pas égaler l’immortalité au cancer.”

Le biologiste Robert Weinberg du Massachusetts Institute of Technology estime également que l’utilisation de cellules immortalisées n’est pas préoccupante. “Il est essentiellement impossible pour une cellule d’une espèce de prendre pied dans les tissus d’une autre espèce”, explique-t-il. “Donc, même si l’on devait prélever des cellules hautement malignes d’une vache et les boire, je ne vois pas quel serait le problème.”

Néanmoins, Fassler soutient que “malgré le consensus scientifique informel autour de la sécurité des cellules immortelles, il n’y a tout simplement pas d’études de santé à long terme pour le prouver”.

Certains pays travaillent déjà à mettre en place de nouvelles lois pour aider à réguler l’essor de ces viandes in vitro.

En Italie, un projet de loi visant à interdire les viandes cultivées en laboratoire a déjà été approuvé dans le but de protéger le patrimoine alimentaire du pays. Cela étant dit, nous devons garder à l’esprit que les pays de l’Union européenne devront éventuellement approuver la vente de viandes cultivées produites dans l’UE en raison de la libre circulation des marchandises.

Selon la BBC, “les produits à base de viande de culture devraient prendre une plus grande part du marché total de la viande à l’avenir”. Cependant, à l’heure actuelle, la production reste limitée.

Savais-tu? Une recherche publiée dans “Nature Food” en 2022 prévoit l’émergence éventuelle de nouveaux aliments tels que les baies cultivées à partir de cellules et les blancs d’œufs issus de cellules de poulet cultivées en laboratoire.

La viande cultivée en laboratoire: On essaye ou pas?

Un produit n’est rien sans ses consommateurs. Alors qu’en pense le publique? Est-il réceptif à ce genre d’innovation alimentaire?

Et bien, d’après une étude de 2022 publiée dans le “Journal of Environmental Psychology”, 35 % des mangeurs de viande et 55 % des végétariens se sentent “trop dégoûtés par la viande cultivée pour essayer d’en manger”.

Dans une autre étude publiée la même année, des chercheurs de l’Université d’Adélaïde en Australie révèlent que seuls 25 % des Australiens sont ouverts à l’idée de consommer du poulet et du bœuf cultivé en laboratoire. L’étude met également en évidence les facteurs contribuant à la volonté d’essayer les viandes cultivées dont le jeune âge et le bien-être des animaux.

Pour Chris Bryant, psychologue à l’Université de Bath, “le prix, le goût, le caractère naturel et la question connexe de la sécurité” seront très probablement les principales préoccupations des consommateurs.

De toute évidence, le sujet des viandes cellulaires nous laisse encore perplexe et interrogatif quant à l’avenir de notre système alimentaire.

Par ailleurs, de nombreuses questions demeurent encore sans réponses:

-Quels impacts les viandes de laboratoire auront-elles sur l’élevage industriel et traditionnel ?

-Les installations de ces entreprises pourront-elles produire une énergie durable ?

-La viande in vitro présente-t-elle des conséquences sur la santé?

-Qu’en est-il des impacts économiques, sociaux, éthiques et culturels de ces technologies émergentes ?

-Comment ces viandes cultivées seront-elles accueillies par les communautés religieuses, les végétariens et les végétaliens ?

-Et, enfin, cette alternative peut-elle vraiment nous aider à protéger la planète?

Qui sait, seul le temps nous le dira.

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